Ninon Duhamel

Abécédaire-Vocal©KonstantinLunarine

Abécédaire-Vocal © KonstantinLunarine

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 

Article de la commissaire d’exposition indépendante Ninon Duhamel publié sur la plateforme de critique d’art Portaits.

Violaine Lochu utilise sa propre voix comme une matière, qu’elle sculpte et contorsionne pour revêtir une multitude d’identités : tantôt humaine, tantôt animale, femme ou homme, française, roumaine, italienne, chinoise… elle est une sorte de « transformiste vocale ». Vidéos, pièces sonores, émissions radiophoniques, éditions, performances, son travail s’exprime sous plusieurs formes, souvent complémentaires, où se croisent fables et comptines populaires, chants traditionnels, musiques expérimentales, bruitages et paroles de diverses provenances. 
Artiste plasticienne, mais aussi chanteuse et musicienne, Violaine Lochu est diplômée de l’université de Rennes et de l’école nationale supérieure d’arts Paris-Cergy. Ses œuvres ont été présentées dans plusieurs expositions collectives notamment au Centre d’art et de recherche Bétonsalon (2013), au Salon de Montrouge (2016) et au Musée d’art contemporain du Val de Marne (2017). Elle a récemment réalisées ses performances au Palais de Tokyo, au Salon Jeune Création ou encore au Palais de la Découverte, dans le cadre de la FIAC 2017. Lauréate du Prix Aware 2018, Violaine Lochu présente actuellement ses œuvres récentes dans l’exposition « Hypnorama » au Centre d’art contemporain Chanot  (du 27 janvier au 25 mars 2018).

Pour chacun de ses projets, Violaine Lochu mène un travail d’investigation et se nourrit de recherches, de rencontres, de collaborations, à partir desquels elle récolte des matériaux sonores (récits, chants, cris d’animaux…). Au cours de ses voyages, elle fait l’apprentissage de techniques vocales, de traditions musicales, de langues étrangères, et se constitue une sorte de bibliothèque orale, dans laquelle elle plonge pour donner matière à ses œuvres. Ses pièces sonores et ses performances naissent d’un travail protocolaire et méthodique durant lequel elle note, décompose, retranscrit et apprend par cœur chaque fragment récolté. Passer par les langues et les paroles des autres est une manière pour elle de se questionner sur sa posture d’artiste, et d’aller chercher sa propre voix : « Quand je chante, je suis beaucoup plus proche de ce que je veux dire, que lorsque j’utilise la langue. »

Comme elle aime à le dire, Violaine Lochu s’intéresse au langage « au sens large ». Au delà des mots et de leurs significations, son attention se porte d’avantage sur les accents et les musicalités. Par des jeux d’assemblages, de glissements phonétiques et d’arrangements vocaux, elle réalise des compositions dont la forme se situe entre le téléphone arabe, le cadavre exquis et l’anadiplose (figure de style qui consiste en la reprise de la fin d’une proposition pour débuter la suivante : trois petits chats, chapeau de paille…)
Une « pensée sonore » que l’on retrouve à l’œuvre dans son Abécédaire Vocal (2016), sorte de répertoire dont chaque lettre est reliée à l’univers de la voix et du langage : A pour aphonie, B pour babil, J pour jargon, S pour souffle, T pour tonalité… Chaque thématique donne lieu à une piste sonore composée de paroles et de sons recueillis par l’artiste, et qu’elle réinterprète en déployant tout un panel de « gestes vocaux ». Comme pour chercher d’où vient la voix à l’intérieur du corps, elle souffle, crie, chante, tape sa poitrine, bégaie, chuchote, ulule… 
À la fois organique et musical, la voix est un instrument dont Violaine Lochu se saisit pour en révéler toute la plasticité, comme le ferait un sculpteur avec de l’argile. A capella, accompagnée de son accordéon ou d’une guitare électrique, Violaine Lochu explore le potentiel transformable de sa voix pour réaliser des pièces sonores sans compromis, où les sonorités tantôt brutes, tantôt lyriques, sont déstabilisantes.

Pour Hybird (2017) elle s’inspire d’un corpus de chants d’oiseaux sauvages, dont elle a enregistré et appris les cris : pinson du nord, mésengeai imitateur, choucas, chouette lapone… elle imite ces « langues d’oiseaux » en les mêlant à diverses techniques vocales à travers lesquelles toutes ses influences musicales ressortent.

Grâce à un panel d’accessoires (plumes, barbe, perruque, costume…), elle se livre à une série de métamorphoses vocales, d’imitations, de travestissements. Dans Aoïde (2014) elle tente de recréer le chant des sirènes, ces créatures mythologiques mi-femme mi-poisson dont le chant est à la fois séducteur et dangereux, voire inaudible. S’inspirant de techniques de chants traditionnels grecs, du langage sifflé des habitants de l’ile de Gomera, et du chant des baleines, elle amène sa voix vers des tonalités hybrides, inhabituelles, à la limite de l’humain et de l’animal. Sirène, voyante, robot humanoïde, animal, créature étrange… aucun carcan ne s’applique à Violaine Lochu : « Avec la voix, tu peux tout devenir » résume-t-elle.

Liée au corps, au geste, à la langue, « l’empreinte vocale » est à la fois le reflet d’une expression individuelle et le marqueur de l’appartenance à une société. Le timbre, l’accent, le vocabulaire, l’intonation… « La musique de la voix fait signe avant le langage » nous indique Claire Gillie, psychanalyste et anthropologue, spécialiste de la voix (Cahiers d’ethnomusicologie n°14, 2001). En filigrane de ses œuvres, Violaine Lochu aborde des questions d’identité culturelle, de langues et langage, de transmission et de mémoire.

Son œuvre vidéo intitulée Chinese Whispers (littéralement « les murmures chinois », que l’on peut traduire par l’expression française « téléphone arabe ») est une exploration des processus de transmission, de traduction et d’altération du langage oral à travers le bouche à oreille : après avoir demandé à des personnes non-francophones de réciter une comptine populaire française (« Un, deux, trois, nous irons au bois… »), l’artiste répète à son tour l’ensemble des versions entendues, de manière neutre et face caméra. En condensé, elle donne alors à entendre les transformations des mots, l’altération des phrases, les translations phonétiques non-justes qui s’opèrent, jusqu’à ce que seule la mélodie subsiste de la comptine de départ.

Un sujet qu’elle aborde également avec Lingua Madre (2012), dyptique vidéo dans lequel Violaine Lochu réalise une métamorphose orale de ses propres nom et prénom, qu’elle récite une vingtaine de fois, variant l’accentuation et la prononciation. L’artiste « exotise » son nom, brouillant ainsi les pistes de l’identité : « Violaine Lochu » se démultiplie et prend tour à tour une consonance slave, méditerranéenne, germanique… En parallèle, elle écrit à la main le mot « mère » dans une dizaine de langues différentes ; le gommage et la réécriture de quelques lettres suffisant à opérer le passage d’une langue à l’autre. Violaine Lochu nous donne à voir et à entendre la porosité des langues, leurs frottements et leurs influences les unes sur les autres.

La voix de Violaine Lochu bouscule les genres, les catégories, les définitions. Elle introduit de l’altérité et de l’ailleurs dans nos habitudes culturelles d’écoute et nous parle de l’identité, de la langue et de la culture comme des choses vivantes, transformables, en perpétuelle mutation : « L’important, c’est de chanter vrai. »