Revue IF

Entretien avec le commissaire d’exposition Eric Mangion, revue IF, la revue des arts et des écritures contemporaines, n°49, 2020

Éric Mangion : Vous vous définissez comme une artiste sonore, mais aussi comme une artiste de la voix ? Y a-t-il une différence entre les deux ? Ou pas ? Le lien est-il la musique, votre formation initiale ? Le langage ? Ou une synthèse de plusieurs choses ?

Violaine Lochu : Je ne fais pas de différence fondamentale entre les termes « artiste sonore » et « artiste de la voix » à propos de mon travail – il s’agirait plutôt de catégories formelles. On désignerait par le terme « art sonore » dans le champ de l’art contemporain, des pratiques qui engagent une réflexion sur le son (sa nature, sa fabrication, sa spatialisation, sa diffusion, etc.). L’une des « familles » de ce vaste ensemble s’intéresse particulièrement à la voix : Dominique Petitgand, Camille Norment, Janet Cardiff… « Artiste de la voix » renvoie à mon sens, plus spécifiquement, à des pratiques dans lesquelles la voix de l’artiste est le médium principal : Meredith Monk, Diamanda Gallas, Phil Minton… On pourrait considérer que j’entre plutôt dans la catégorie « artiste sonore » lorsque je conçois des installations, « artiste vocale » lorsque je performe. Pour autant, il me semble assez artificiel de séparer ces approches qui dialoguent en permanence, se nourrissent mutuellement, entretiennent des relations multiples.
Par exemple, la performance Animal Mimesis a consisté à « mettre en voix » des pièces sonores, elles-mêmes construites à partir d’enregistrements d’étudiants en art et d’artistes interrogés à propos de leurs pratiques. L’installation sonore Signal Mouvement cherche à rendre compte des effets physiques de ma propre voix au cours des performances. C’est bien ce rapport à la voix qui fait lien dans mon travail, entre les pratiques et entre les catégories.
Mon intérêt pour les multiples aspects de la voix (son émission, sa réception, sa transcription, etc.) provient de ma double formation en arts plastiques et en musique. Durant ce parcours, je me suis heurtée parfois à des difficultés qui m’ont amenée à inventer, pas à pas, mon propre langage. Ainsi, le rejet de l’apprentissage classique de la musique a fait naître mon intérêt pour d’autres répertoires et modes de transmissions ; de la même façon, le malaise ressenti aux Beaux-Arts , dont une partie de l’équipe enseignante remettait en cause la nature artistique de mon travail, m’a amenée à créer un certain type de performance. On pourrait étendre cette lecture (l’inventivité comme réponse à une sorte d’inadéquation) à mon parcours personnel ; sans doute les troubles du langage traversés dans l’enfance nourrissent-ils aujourd’hui mon intérêt pour la voix et les jeux linguistiques.

É.M. : Votre travail se fonde sur des immersions dans des contextes fort différents : en Laponie pour rencontrer la culture Sami, dans une crèche pour explorer le babillement, vous apprenez le yiddish, les chants dérivés de la Tarentelle dans les Pouilles (sud de l’Italie), les chants d’oiseaux… Comment se passe cette coexistence entre toutes ces cultures et apprentissages ? Vous parlez de « jonctions » entre tous ces éléments ? Si tel est le cas, comment opèrent ces jonctions ?

V.L. : Considérées séparément, ces expériences peuvent donner l’impression d’une sorte de dispersion. Chacune d’entre elles nourrit pourtant, je crois, un projet cohérent. C’est sans doute en premier lieu, comme je l’évoquais plus haut, le rapport à la voix qui fait lien. Plus généralement, chaque expérience, par les recherches, les rencontres, les découvertes qu’elles suscite, m’a amenée, de proche en proche, vers un autre territoire d’exploration, comme dans la figure littéraire de l’anadiplose qui consiste à commencer une phrase ou une proposition par le mot qui terminait la précédente. En quelque sorte, chaque projet contient le début du suivant, que ce lien soit formel ou thématique.
Pendant une dizaine d’années, alors que j’étais encore étudiante, je me suis intéressée à des idiomes musicaux spécifiques, en particulier à la musique du Salento (Sud des Pouilles en Italie) et au chant yiddish. Au cours de différents voyages, j’ai cherché à mieux connaître les langues et certains codes culturels propres aux répertoires musicaux que j’explorais, pour être aussi « juste » que possible dans leur interprétation.
A partir de 2014, j’ai déplacé et étendu cette méthode d’immersion et de collectage à mon travail artistique. Il s’agissait de se plonger dans des milieux et contextes donnés, lors de périodes de résidence en France (par exemple des crèches de Seine-Saint-Denis pour Babel Babel) ou à l’étranger (Laponie suédoise pour Hybird, Johtolat ou Saddat), pour élaborer, à partir du matériau recueilli, des formes spécifiques à chaque projet. Toutes ces expériences, vécues selon un protocole similaire, et les formes qui en ont résulté, me constituent comme sujet et comme artiste. Elles composent une sorte de réseau, qui s’étend à chaque nouveau projet.

É.M. : À propos des partitions de vos performances vous dites : « J’ai besoin d’éprouver l’idée pour en dessiner la forme.» Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

V.L. : Ces propos évoquent la manière dont j’écris ou note mes performances, c’est-à-dire le plus souvent dans un après-coup ; l’expérimentation vocale, sonore ou gestuelle, est première.
Traditionnellement, en musique, un compositeur écrit une partition, que des instrumentistes interprètent ensuite. Dans ma pratique, le travail de notation intervient le plus souvent a posteriori. Concrètement, cela signifie qu’une idée (vocale par exemple, ou gestuelle) me vient d’abord, une intuition formelle à partir de laquelle j’expérimente et improvise tout en m’enregistrant et / ou me filmant. Puis je laisse ce matériau « reposer ». Je commence toujours mes séances en écoutant et en regardant ce que j’ai fait la veille. Je prends alors des notes – sous une forme à la lisière du dessin et de l’écriture – afin d’assimiler mais aussi d’analyser ces expériences ; cela me permet par exemple de décomposer un geste spontané, dont il serait difficile de retrouver la justesse sans cette méthode. Ces annotations forment un vocabulaire spécifique à chaque projet. Lorsque la performance atteint sa forme finale, je me sers de ces notes afin de créer une partition qui peut aussi être appréhendée comme forme graphique autonome.
Ce processus d’écriture de l’après, qui passe d’abord par le corps, concerne aussi les performances collectives ; à la différence d’un metteur en scène qui appréhende le jeu des comédiens depuis l’extérieur du plateau, j’ai besoin de m’y trouver moi-même pour éprouver ce qui s’y joue, avant d’en faire la transcription.

É.M. : Vous êtes surtout reconnue pour vos performances, mais vous réalisez aussi des installations pérennes pour des expositions. Comment se passe le lien entre les deux ? Comme s’opère cette différence de formes et de temporalités ?

V.L. : Cette question me permet d’approfondir ce que j’évoquais au début de l’entretien, c’est-à-dire la continuité entre des formes apparemment distinctes.
La performance est en effet la forme qui est le mieux identifiée dans mes projets. Pour autant, dès ma première résidence au 116 à Montreuil, en 2014-15, la performance Mémoire Palace s’appuyait, déjà, sur des pièces sonores, composées à partir des enregistrements de fragments vocaux recueillis auprès de 200 Montreuillois. Ces pièces sonores étaient diffusées en tant que telles sur la radio R22.
Plus tard, l’expérience du Salon de Montrouge m’a fait comprendre, à propos des pièces sonores, qu’il me fallait réfléchir à des dispositifs d’écoute spécifiques ; en l’absence de ces dispositifs, les visiteurs ne prenaient pas le temps de s’installer dans l’écoute des pièces que je présentais.
Afin d’élaborer ces questions de spatialisation et de « monstration » du son – plutôt à l’aise avec l’espace scénique, j’étais en revanche intimidée par l’espace d’exposition – j’ai invité, lors de ma résidence au CAC la Synagogue de Delme en 2016, l’artiste et curateur Guillaume Constantin, à mettre en espace certaines pièces sonores de l’Abécédaire Vocal. Cette collaboration s’est poursuivie en 2018, lors de ma première exposition personnelle au CAC Albert Chanot à Clamart, pour laquelle Guillaume a conçu le display de l’installation sonore et lumineuse Hypnorama.
OrganOpera est la première installation immersive que j’ai entièrement conçue pour le solo show Hinterland à la Galerie Dohyang Lee à l’automne 2018. Comme pour chacune de mes installations depuis, OrganOpera a été conçue in situ, à partir des spécificités de l’espace. L’exposition, au sein de laquelle cette pièce était présentée, portait sur le thème de l’intériorité ; pour autant, les pièces exposées étaient séparées les unes des autres : l’installation OrganOpera à la cave, le triptyque vidéo C’est la peau et la série de dessins BioGraphie(s) à l’étage, la performance Magnetic Song uniquement au moment du vernissage… Cette expérience m’a été nécessaire pour comprendre l’importance d’un lien formel fort (füt-il disruptif) entre les différentes pièces d’une exposition, susceptible de rendre chaque pièce de cet ensemble plus forte en soi.
Signal Mouvement, exposition personnelle conçue aux Ateliers Vortex à l’été 2019, prolonge cette réflexion. Pensée comme l’extension de mon propre corps de performeuse vocale, les différentes pièces présentées y forment un tout.
Modular K, présentée au CAC La Traverse à Alfortville, marque une étape supplémentaire de cette recherche sur les différentes temporalités et relations entre installation et performance. Une vidéo donne à voir l’activation du display par un groupe de performeurs, jouant de sa dimension narrative et de son statut incertain, entre sculpture, décor, ou série d’accessoires.
moving things, duo show avec le chorégraphe João Fiadeiro à la Villa Arson à Nice, prend la forme d’une installation activée en continu et pendant toute la durée de l’exposition par plusieurs performeurs.
Penser l’installation comme prolongation, extension, détournement de la forme performative m’ouvre un vaste espace de liberté et d’expérimentation. La pratique de l’installation performée se rapproche d’une forme d’opéra synesthésique qui met en jeu l’ouïe, la vue et le toucher, sans doute le goût et l’odorat dans de futurs projets…

É.M. : Dans un entretien avec Nastassja Martin et Bruno Latour en 2018, vous évoquez « l’écueil de l’imitation ». Vous vous voyez plutôt comme « une caisse de résonance, une chambre d’écho qui aurait toutefois son propre timbre ». Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Je vous pose cette question car quand on vous écoute (et vous voit bien sûr) lors de vos performances on a l’impression que votre désir est de « ruiner » et de « déchiqueter » les choses (pour reprendre les expressions de deux critiques d’art à votre égard).

V.L. : « Écueil de l’imitation »,« chambre d’écho », « déchiqueter », « ruiner »… J’entends dans cette question, celle de mon rapport aux matériaux (sonores, vocaux, langagiers…) à partir desquels je crée mes pièces. Il me semble que ces notions – qui renvoient à mon sens à des procédés poétiques – coexistent dans mon travail de manière générale. D’une performance à l’autre, certaines d’entre elles sont plus ou moins présentes ou mises en avant.
La performance Hybird – dont il est question dans l’entretien avec Bruno Latour et Nasstasja Martin – reprend et détourne des chants d’oiseaux collectés lors de marches en Laponie (au cours d’une résidence au Ricklundgarden Museum à Saxnas, en Suède, en 2017). L’écriture de la performance m’a permis d’instaurer une certaine distance vis-à-vis de mon sujet, pour échapper en effet à la tentation de l’imitation, ou à des phénomènes de fascination qui peuvent parfois se révéler inhibants ; la recherche formelle permet de s’affranchir du matériau initial, de s’en ressaisir autrement. La notion d’hybridation est très importante : c’est la relation (avec un matériau donné, un contexte…) qui permet de faire émerger ce que j’appelle une tierce voix.
Toujours nées de la relation avec un sujet ou un contexte spécifique, d’autres performances partent plutôt du malaise ressenti face à une situation (souvent de l’ordre de la violence symbolique). En ce sens peut-être, leur dimension subversive est plus immédiatement perceptible. La performance collective Wunder K réalisée en septembre 2019 aux Fonds Leclerc à Landerneau, appartient à cette catégorie. Elle est composée de plusieurs micro-performances incarnées par les médiateurs de l’exposition. L’une d’entre elles résonne particulièrement avec les termes « ruiner » ou « déchiqueter ». Un performeur-médiateur présente l’exposition Cabinets de curiosités aux visiteurs ; son discours se « tord », des grimaces de plus en plus intrusives l’empêchent de parler de façon intelligible. Les noms des collectionneurs qui avaient prêté leurs pièces, des curateurs, de la directrice du lieu, étaient particulièrement écorchés par ce procédé. Cette pièce, dans une certaine irrévérence, met en exergue l’aliénation vis-à-vis de l’institution à l’œuvre dans le discours du médiateur, et la complexité des relations hiérarchiques.

É.M. : Dans ce même entretien (avec B. Latour et N. Martin), vous vous appuyez sur le terme « micropolitique » pour définir les relations que vous souhaitez établir dans les relations et les rencontres qui se tissent dans et autour de votre œuvre.

V.L. : J’emploie le terme « micropolitique » (emprunté à Gilles Deleuze et Felix Guattari) pour qualifier un réseau de relations interindividuelles, inscrites dans le quotidien et l’écosystème d’un projet – à la fois dans la recherche formelle (par exemple dans le travail avec des personnes rencontrées que j’enregistre ou fais performer) et autour d’elle (par exemple dans les relations avec les équipes des institutions).
Toute pratique artistique est pensable socialement, politiquement, économiquement, écologiquement… Dans mon cas, les formes interagissent avec l’environnement qui les englobe et dont elles participent. Lorsque ce dernier est particulièrement difficile, il arrive même que cela devienne le sujet d’une pièce, comme Sweet Idol. Travaillant avec des équipes de différents lieux, il est pour moi essentiel que ma pratique reste un espace de respect et de dialogue – sans nécessairement exclure le conflit, qui peut être parfois fécond. Autour de moi, j’ai la chance d’avoir pu construire des relations de collaboration inscrites dans la durée (Christophe Hamery, graphisme, Céline Régnard, maquillage, Cécile Friedmann, vidéo, Baptiste Joxe, son…). Il s’agit de créer un écrin de confiance réciproque dans lequel chacun d’entre nous trouve son propre espace de liberté. Il est très important que cette reconnaissance symbolique soit aussi économique (ce qui ne va pas toujours de soi dans un milieu où certains habitus associent parfois la pratique artistique à la gratuité).
Sans doute ces propos peuvent paraitre d’une certaine banalité, malheureusement cette posture n’a rien d’évident. Nous connaissons tous, plus ou moins directement, des situations dans lesquelles des artistes ou des curateurs, pour certains reconnus, défendent un propos « irréprochable » dans la sphère publique, tout en maltraitant leurs équipes. Les notions de convivialité, de partage, etc., relèvent dans certains cas d’un discours de marketing « cosmétique » pour mieux « vendre » un travail ou une exposition. À mon sens, pour reprendre un slogan féministe, « le privé est politique ». Il est important qu’une pratique artistique soit pensée concrètement, dans sa relation au monde et aux autres, et fasse l’objet d’une réflexion sur la manière dont elle est susceptible de reproduire à tous moments une certaine violence symbolique. Il ne s’agit nullement ici d’être moraliste, mais bien de répondre à votre question du « micropolitique » qui se joue, à mon sens, tout autant dans les formes elles-mêmes que dans leur mode de fabrication, de diffusion, et leurs à-côtés.
Cette dimension micropolitique est d’autant plus présente dans les projets collectifs, qui mettent au jour nécessairement nos places respectives, nos relations, nos aliénations…
Wunder K, dont je parlais précédemment, est un exemple de forme artistique qui à son échelle, a des conséquences sociales et (micro)politiques. Proche de la dynamique du carnaval – qui consiste à renverser le jeu social et intervertir les fonctions des uns et des autres –, cette pièce révèle la place de chacun au sein de la hiérarchie institutionnelle. Dans ce jeu, l’artiste est souvent dans une situation inconfortable et instable : à la fois médiateur entre les différents membres de l’équipe, psychologue parfois, il doit toujours garder en tête la forme qu’il souhaite déployer. Les perturbations de la mécanique institutionnelle ne sont permises, admises, encouragées que parce qu’elles sont sous-tendues par la création d’une pièce.

É.M. : Vous avez travaillé avec des voyantes, demandé à des enfants de raconter la manière dont ils voyaient l’avenir… Pourquoi cette attirance pour un futur souhaité ou fantasmé ?

V.L. : Ma pratique est en tension entre deux pôles : un pôle « documentaire » si l’on veut, un autre fictionnel ; en 2017 par exemple, j’ai créé simultanément Superformer(s) (un projet collaboratif avec la Maison des Solidarités et la Galerie de Noisy-le-Sec) et HypnoQueen (une performance onirique, liée à une recherche sur l’hypnose, en duo avec le guitariste Julien Desprez).
Le « récit du futur » se situe sur cette ligne de crête entre documentaire et fiction. Imaginer l’avenir convoque à la fois la science et l’imaginaire (ce que condense d’ailleurs le mot science-fiction) ; se projeter vers l’avant est nécessaire pour l’équilibre psychique individuel et collectif (cette notion n’est pas sans écho avec l’actualité de notre monde occidental en crise). Pour autant, même si elle s’appuie sur des données concrètes ou chiffrées, la projection reste fantasmée.
Orpheus Collective, installation réalisée pendant le confinement à partir d’entretiens avec une cinquantaine d’enfants, à qui il était demandé comment ils imaginaient l’avenir, témoigne de cette tension entre véracité et fiction. La manière dont les enfants de 2020 envisagent le futur est différente de la façon dont je l’imaginais au même âge (par exemple, la conscience écologique était moins forte qu’aujourd’hui), ou de la manière dont G. Orwell, juste après la Seconde Guerre mondiale, le décrit dans 1984, ou bien encore de la façon dont les textes religieux dessinent l’avenir de l’Homme (Apocalypse, Paradis/Enfer), etc… Le futur est une zone de projection de nos peurs et de nos aspirations. Certaines thématiques sont toutefois récurrentes : conquête de l’espace, avènement de la technologie, retour à l’Âge d’Or, Fin du monde… En cela le futur est un mythe. La mythologie, le conte, les grands récits collectifs, sont au cœur de bon nombre de mes projets (Léthé, Aoïde, Vestiges de Roncevaux, Fabula…) : ce qui m’intéresse dans le rapport au futur, c’est en fait le lien au récit et au langage.
Les performances Madame V. et L’Office des Présages s’intéressaient aux prédictions. La première a été créée à partir d’une rencontre avec une voyante à qui j’avais demandé de me prédire le futur de mon travail, alors que je traversais une période de doute. À partir de cette rencontre, j’ai composé une performance qui s’intéresse non pas aux réponses proposées mais aux aspects performatifs et narratifs de la parole divinatoire. Dans la seconde, j’ai interrogé une centaine d’habitants d’Arcueil et de Gentilly sur la manière dont ils envisageaient leur avenir (inquiétudes, vœux, rêves prémonitoires, visions apocalyptiques ou futuristes…). Dans les deux performances, il s’agissait de réinterpréter ces paroles. Madame V., mon « double voyant » réalisait des actions inspirées d’un ou plusieurs types de mancies, sonores (l’ornithomancie par exemple, dans laquelle la divination s’appuie sur le chant des oiseaux, repris ici par une flûte traversière), ou visuelles — manipulations d’objet filmées et projetées en direct (l’acutomancie, mode de divination à partir de la chute de clous sur une surface métallique, l’hydromancie, de volutes d’encre dans l’eau…).

É.M. : Depuis que vous avez 16 ans vous filmez de très courts fragments (15 secondes ) de votre quotidien. Il s’agit d’un véritable journal intime visuel et sonore. Julie Crenn parle d’un « récit sans chronologie, ‘des strates de vie’ en coexistence les unes avec les autres ». Comment vous est venue cette idée et comment le projet évolue-t-il au fil du temps ? Et surtout comme s’inscrit-il dans votre œuvre ?

V.L. : Pendant des années, ma pratique était essentiellement tournée vers l’extérieur. Comme je l’évoquais précédemment, il s’agissait d’élaborer des formes à partir de rencontres, de plongées dans des environnements spécifiques (littéraires, géographiques, sociaux…).
En 2018, j’ai été atteinte d’un cancer. La vidéo Hinterland a été créée lors de ma période de convalescence. Elle correspondait à un désir de « faire le point » sur ce que j’avais vécu jusqu’ici. Par le montage de ces fragments filmés de mon quotidien entre 15 et 25 ans, j’ai cherché à restituer une sensation de mort imminente ressentie au cours d’un des examens médicaux que j’ai subis à cette période. Pendant quelques minutes, comme dans un rêve, des souvenirs se succèdent de manière à la fois précise et chaotique. Plus qu’une pièce strictement autobiographique, Hinterland est une exploration du travail de la mémoire, où temps et espace se dilatent, où les souvenirs des lieux, des personnes, des événements, se déplacent et se recomposent. Il est probable que ce projet se poursuive et se déploie, je n’ai exploité pour le moment qu’une toute petite partie des rushes existants.
La vidéo Hinterland, tout comme l’ensemble des pièces présentées lors du solo show du même nom à la Galerie Dohyang Lee en 2018, marque à la fois une rupture dans ma pratique, et une prolongation. Rupture par un retour sur soi peu habituel dans mon travail à l’époque – que j’ai continué d’explorer depuis dans différents projets en lien avec mon propre corps (Signal Mouvement) et ma vie personnelle (Lighthouse, Modular K). Prolongation par un intérêt fort porté aux récits de vie, à la mémoire, à l’inconscient… et plus concrètement par la pratique du médium vidéo et du montage.
La vidéo est depuis toujours présente dans ma pratique. Hinterland s’inscrit dans une série de pièces (Saddat, C’est la peau…) dont j’ai réalisé moi-même les images. Cette approche est différente des vidéos qui documentent une performance, généralement filmées par quelqu’un d’autre (depuis 3 ans, la vidéaste et réalisatrice Cécile Friedmann) ; cependant, dans les deux cas, je réalise toujours le montage, qui est une pratique centrale dans mon travail – Hinterland en est un bon exemple, qui joue des possibilités visuelles et sonores du médium : répétitions, superpositions, ralentis, accélérés… La manière dont je monte une pièce vidéo est proche de la construction d’une performance : l’une et l’autre se composent à la fois assez intuitivement et avec une certaine minutie, à partir des matériaux qui les constituent (images/sons d’un côté, gestes/voix de l’autre).

É.M. : Vous travaillez depuis des années en étroite collaboration avec le graphiste Christophe Hamery. Au-delà d’une complicité de vie et d’art, que vous apporte cette collaboration ? On a l’impression que vous cherchez une tierce forme, ou du moins un langage visuel qui soit la traduction ou peut-être l’interprétation de votre œuvre sonore.

V.L. : Christophe Hamery est mon compagnon de vie et de travail. Nos discussions nourrissent, soutiennent, accompagnent nos réflexions et préoccupations respectives depuis huit ans. Sans cette rencontre, je ne suis pas certaine que j’aurais poursuivi dans le champ de l’art contemporain, ou du moins, ma pratique aurait pris un chemin bien différent.
Au contact permanent de mon travail, mais depuis une position qui lui permet un certain recul, Christophe saisit souvent de façon plus synthétique que moi-même ce que je cherche à dire. C’est la raison pour laquelle c’est lui qui trouve la plupart des titres de mes pièces et à qui je confie la relecture de mes textes (cet entretien par exemple). Il est aussi le regard extérieur/intérieur auquel je me fie le plus : entier, bienveillant mais sans complaisance.
Nos premières collaborations ont consisté en des discussions sur la réalisation de mes premiers livrets de partitions / documents (Vestiges de Roncevaux, Aoïde, Fabula). Par la suite, je lui ai confié directement les matériaux graphiques liés à mes projets : partitions, photos, notes, croquis… En s’appuyant sur mes indications de départ et sur nos échanges tout au long du processus, il compose les éditions selon sa propre sensibilité. Il s’agit d’une réelle collaboration artistique.
Nous partageons un intérêt commun pour les relations entre écriture et dessin : cet intérêt se manifeste de mon côté dans les partitions, du sien dans la création typographique et dans sa propre pratique écrite et dessinée. La plupart du temps, les titres des projets sont des créations sémantiques et typographiques, qui peuvent en effet être perçues, pour reprendre votre mot, comme des « traductions », ou peut-être comme des « précipités » de sens.
Pour autant nous ne cherchons pas strictement à interpréter visuellement mes œuvres sonores. Comme je l’expliquais précédemment, mes pièces naissent de jeux de correspondances entre les pratiques vocales, corporelles, graphiques, écrites.
Une édition ne vient pas « s’ajouter » à la performance ou la documenter, mais fait partie du processus de création. Les éditions que nous réalisons expriment ce jeu entre écriture et composition, cette tension entre les différentes dimensions d’un travail. Ce ne sont pas des archives, mais des pièces en tant que telles. Selon leur propre mode et leur spécificité, elles dialoguent avec les autres composantes du projet (performance, vidéo, installation sonore…).

É.M. : On vous sent « sur scène » capable de tout, de toute métamorphose, expression ou expérimentation. Vous parlez beaucoup dans vos entretiens ou textes, d’improvisation. Mais pour avoir travaillé avec vous sur ce sujet, je sais pourtant que ce dernier vous gêne, qu’il vous semble dépassé, lié à une autre époque, celles des années 1950 et 60, à d’autres générations.

V.L. : Dans la mesure où nous nous sommes rencontrés autour de ces réflexions, la réponse appelle quelques développements.
L’improvisation existe depuis toujours dans la musique, bien qu’elle ne soit pas toujours nommée ou identifiée en tant que telle. Dans la musique traditionnelle rom par exemple, les improvisations arrivent à l’intérieur d’une trame, et selon des codes bien précis ; beaucoup de pièces de Chopin sont la retranscription d’improvisations, les musiciens improvisaient parfois dans la musique baroque, etc…
Cette notion a été fortement mise en avant dans les années 1950-60 par le free jazz. Improviser était un geste alors intimement lié à sa dimension politique et révolutionnaire ; il impliquait un renversement hiérarchique entre compositeur et interprète : l’improvisateur devient auteur. Lorsqu’on parle avec des musiciens issus d’une formation classique, Joëlle Léandre par exemple, on sent à quel point cela a été important et émancipateur dans leurs parcours ; l’improvisation dite « libre » a profondément modifié leur conception de la musique et de leur propre statut de créateur, et leur a ouvert d’immenses possibilités.
Ce qui me gêne, c’est l’appropriation institutionnelle pas toujours exempte de clichés, qui est parfois faite du terme d’improvisation. Par exemple, certains programmateurs pensent qu’il suffit de mettre ensemble deux musiciens ne se connaissant pas sur une scène pour qu’il en sorte quelque chose d’intéressant. Ce geste peut être lié à une forme de prise de pouvoir (par ces rapprochements plus ou moins heureux, le programmateur se sent lui aussi en quelque sorte, créateur), et à une décision économique consistant de façon assez commode, à s’affranchir du coût des répétitions, des résidences, etc. Or, pour qu’une improvisation entre deux ou plusieurs artistes advienne (j’entends, avec une vraie prise de risque), cela demande beaucoup de travail, à la fois pour chacun des artistes dans sa propre pratique, et dans la rencontre. Il faut d’abord passer du temps ensemble. Le cliché de l’improvisateur génial qui invente tout ex nihilo m’agace tout autant. Même dans le free jazz ou dans la musique expérimentale improvisée, il existe des codes : déjouer les structures rythmiques, la tonalité, produire des sons inhabituels pour tel instrument, etc… L’improvisateur vient en réalité avec son vocabulaire, aussi déconstruit soit-il en apparence.
En dépit de ces réserves, la pratique de l’improvisation tient une place importante dans mon parcours personnel.
A 18 ans, j’ai arrêté ma formation classique en piano : je ne voulais plus jouer d’après partition, isolée du monde dans un salon ou un studio. J’ai acheté un accordéon et ai commencé à voyager en Europe pour m’intéresser à des idiomes musicaux autres que ceux de la musique savante occidentale, à des modes de transmission oraux (jouer à l’oreille était pour moi à l’époque, quelque chose d’entièrement nouveau) et surtout collectifs. Des rencontres fortes, notamment avec la polyphonie bulgare, m’ont progressivement amenée au chant.
Parallèlement à cet apprentissage musical, j’ai suivi une formation à l’université d’arts plastiques de Rennes, puis aux Beaux-Arts de Cergy. Dans ces institutions, on ne transmettait pas une technique, mais plutôt des outils de réflexion sur des pratiques (sculpture, peinture, photo, vidéo, etc.).
Ces deux parcours parallèles ont créé chez moi une sorte de schizophrénie : d’un côté une adhésion forte était nécessaire pour l’apprentissage de la musique dite traditionnelle, de l’autre une certaine distance pour aborder la création contemporaine, prise dans les jeux de langage. Cette tension a été, notamment lors de mon passage aux Beaux-Arts de Cergy, parfois assez problématique.
Après l’obtention de mon diplôme, je me suis plongée dans la musique traditionnelle d’Europe centrale. Cependant je me sentais à l’étroit dans ce milieu. Ma formation artistique contemporaine venait d’une certaine façon « contaminer » (sinon « ruiner », pour reprendre ce mot) ma façon d’aborder la musique – certains personnes défendant une certaine orthodoxie du répertoire, me l’ont d’ailleurs parfois reproché.
Après l’un de mes concerts, un ami compositeur et guitariste, Pierrick Hardy, m’a conseillé de rencontrer la chanteuse et pédagogue Valérie Philippin et de participer à un stage d’improvisation avec elle. Dès les premières heures de stage, je me suis sentie « chez moi » : ce que l’on y faisait était très proche de ce que je pratiquais seule. Cette expérience m’a permis de me situer, de donner une légitimité et un sens à ce que j’expérimentais, et m’a encouragée à développer mon propre univers artistique à partir de l’improvisation.
Ma première performance, Vestiges de Roncevaux est née à cette période. J’ai orienté pendant des heures mes improvisations autour de l’idée de ruine, en faisant subir à la la Chanson de Roland, « monument » de la langue française, une série d’altérations linguistiques.
L’improvisation a donc permis cette transition entre les pratiques musicale et performative. Improviser, ce n’est pas se soumettre à « l’inspiration », c’est analyser, déconstruire, jouer avec ce que l’on sait pour trouver autre chose.
Il m’a fallu quelques années pour comprendre la spécificité de l’improvisation dans ma pratique. Souvent invitée à improviser avec d’autres musiciens, je ne me sentais pas toujours très « juste ». Ma force ne réside pas dans l’improvisation musicale devant un public, sans doute parce que mon bagage technique n’est pas suffisant par rapport aux musiciens avec qui j’ai eu la chance de jouer (Joëlle Léandre, Julien Desprez, Jean-Luc Guionnet, Alexandra Grimal, Bruno Chevillon…). Il me semble que mon travail est plus intéressant lorsque je pose un cadre poétique, une sorte de « règle du jeu » – construite après des heures de pratique – pour y inviter d’autres créateurs, ou pour moi-même. Mes dernières performances solo (Meat Me et Babel Babel) sont d’ailleurs composées de cette manière : certaines parties sont écrites, mais la plupart sont improvisées, sur des trames pré-établies.
Il était sans doute nécessaire de passer par ce long cheminement, pour pouvoir penser et élaborer le projet moving things – portant sur les notions d’improvisation et d’indétermination – avec le chorégraphe João Fiadeiro, sur votre invitation à la Villa Arson. À partir du thème et du contexte (temporalités, moyens, attentes pédagogiques…), j’ai cherché à créer un dispositif qui pourrait accueillir l’improvisation. Ce dispositif est une sorte d’extension de mes partitions : il prend la forme d’un vaste display composé de matériaux choisis pour leur « transformabilité » (tissu, aluminium, gélatine, colle…), à activer selon un protocole précis. Comme je l’expliquais, dans ma pratique, plus le cadre est contraint, plus la liberté d’improvisation est grande. Cet équilibre est délicat et mouvant, j’ignore si on peut à proprement parler d’improvisation ou d’indétermination « pures ». De ce point de vue, moving things est un terrain d’exploration très stimulant.

É.M. : Enfin, et c’est très personnel, je vous vois avant tout comme poète sonore. On vous définit rarement comme telle. Ce terme vous semble-t-il restrictif ? Si tel est le cas je pense que la poésie ouvre au contraire mille champs de vision, que l’art et ses carcans liés à la représentation académique des choses enferme. C’est en tout cas à mes yeux un des grands enseignements des avant-gardes du siècle passé. Cette liberté de la poésie est pour moi toujours d’actualité.

V.L. : Mon travail est une exploration de la voix qui est tout à la fois instrument sensible et porteuse de langage, de signifié. À partir du moment où l’on travaille comme artiste avec ce médium, un rapport plus ou moins direct avec la poésie s’instaure nécessairement, singulièrement avec la poésie sonore.
Bien que ma formation soit avant tout musicale et visuelle, la poésie m’a toujours intéressée ; on peut sans doute trouver des liens (bien que je ne me compare à aucun de ces poètes, que j’admire, chacun pour des raisons différentes) entre mon travail et ceux de Tarkos, Gherasim Luca, Charles Pennequin, Nathalie Quintane…
Vous êtes en effet le premier à m’avoir désignée comme poète sonore à l’occasion de l’exposition Poésie sonore, Voix libérée au Palais de Tokyo en avril 2019. Cet événement m’a permis de rencontrer d’autres artistes autour de préoccupations communes (un duo avec le poète japonais Tomomi Adachi notamment, est né de ces rencontres) et de me faire (re)connaitre dans ce milieu auquel n’avais pas encore eu accès.
Pour autant je préfère le terme de performeuse qui me semble être extrêmement ouvert. Le terme de poésie sonore donne plus d’indices et crée sans doute plus d’attendus esthétiques, liés comme vous le disiez aux avant-gardes du siècle dernier. J’aime pour ma part la dimension indéterminée de la performance, qui ne cesse de voyager entre différents champs ; c’est cette mobilité qui fait, je crois, sa spécificité et sa force.