Vanessa Desclaux

Entretien extrait du livret-médiation Crabe Chorus distribué lors de la performance du 23.06.2023 de Violaine Lochu à l’Institut Bergonié à Bordeaux

Artiste plasticienne de la voix et du langage, Violaine Lochu a été invitée en 2022 dans le cadre d’une résidence 3 jours et 3 nuits à l’Institut Bergonié. Cette invitation, proposée conjointement par Arnaud Théval et Vanessa Desclaux, curatrice indépendante et chercheuse en art, fait écho à une série d’œuvres réalisées en 2018 par Violaine Lochu, en lien étroit avec son expérience d’un cancer.

Lors de son immersion à l’Institut Bergonié, Violaine Lochu a d’abord mené une trentaine d’entretiens avec des personnes rencontrées à l’hôpital autour des différents types de discours et de gestes sur les corps des malades. Elle a ensuite proposé de poursuivre ces échanges par des conversations avec des patients et des patientes, dans le cadre de séances collectives. Par petits groupes, les patientes désireuses de contribuer au processus ont partagé avec l’artiste un temps de pratique corporelle autour de la respiration et de la voix, et des discussions convoquant leurs expériences respectives de la maladie.

Le 23 juin 2023, Violaine Lochu a présentera une performance créée à la suite de ces rencontres, à partir des récits partagés avec ces patientes à l’Institut Bergonié. En déployant la polyphonie de ces récits dans les différents espaces de l’hôpital, elle tentera de relier chaque expérience personnelle de la maladie à sa dimension collective et politique.

L’entretien qui suit, mené par Vanessa Desclaux, revient sur la démarche artistique de Violaine Lochu et les différentes étapes de son projet.

Vanessa : Le point de départ de l’invitation à venir en résidence à l’Institut Bergonié, c’est la découverte de différentes œuvres (C’est la peau, OrganOpera, Magnetic Song) que tu as réalisées en 2018 à la suite de ton expérience du cancer et les échanges que nous avions eus en 2019 lorsque tu me les as présentées. Peux-tu évoquer les spécificités de ces différentes pièces et leur contexte de création ?

Violaine : Ces trois œuvres ont été créées en 2018, pendant et après mon traitement contre le cancer. L’essentiel du travail a été réalisé lors de ma convalescence. Les traitements, invasifs, m’avaient altérée et affaiblie. Une nécessité s’est imposée à moi : reprendre possession de mon corps, de mes pensées et de mon identité, soumis depuis plusieurs mois aux contraintes physiques et psychiques imposées par la maladie. Les images et les discours médicaux m’avaient en quelque sorte dépossédée, coupée de mon imaginaire propre. Le statut de patient*e (qui renvoie étymologiquement à la passivité), dont le corps est tributaire des informations et des résultats médicaux, réduit à l’organe malade et à ce qui dysfonctionne, peut être très aliénant. Dans l’environnement hospitalier, le temps et l’espace pour développer un point de vue réflexif existent très peu, sinon pas du tout.

Ces trois pièces sont un acte de re-empowerment, de reprise de puissance en quelque sorte. Le geste artistique, dont la dimension cathartique est dans ce cas importante, m’a ré-ouvert la voie(x) de mon propre récit. La première pièce que j’ai réalisée à l’issue de ma dernière cure de chimiothérapie s’intitule C’est la peau ; c’est un triptyque vidéo. J’ai filmé mon épiderme marqué par les traitements, de très près, en le caressant presque, avec une caméra GoPro. L’image produite, quasi abstraite, peut être perçue comme un paysage, micro- ou macroscopique. C’est le premier acte d’une série de pièces, à la frontière du soin et du rituel de réappropriation.

La seconde pièce, OrganOpera, est une installation sonore immersive pensée pour un espace d’exposition spécifique. Deux immenses coussins accueillent les visiteurs, invités à s’abandonner à l’écoute, dans un espace baigné de lumière rouge. La pièce sonore a été réalisée à la suite de séances d’hypnothérapie, pendant lesquelles je visualisais mes organes et attribuais à chacun d’eux un «chant ». Travaillé à partir de ma voix, le son évoque les fréquences du corps, l’intériorité physique et organique. Une immersion suffisamment longue plonge l’auditeur dans un état hypnagogique, entre veille et sommeil, qui lui donne à son tour accès à l’écoute de son propre corps.

La dernière pièce, Magnetic Song, est une performance pour deux vocalistes, conçue en écho aux nombreuses séances d’IRM qui ont ponctué mon traitement ; les sons émis par la machine produisent des vibrations puissantes, perçues par l’ensemble du corps : c’est une sensation proche de celle que peut produire la musique noise. Lors de l’examen, le corps est comme «encapsulé», immobilisé, et placé sous perfusion. C’était pour moi une expérience contraignante, stressante, claustrophobique, qui renvoyait aussi bien sûr, à l’angoisse de la maladie. L’enjeu de cette pièce était de « ré-entendre» la machine depuis mon point de vue d’artiste, d’analyser et de dédramatiser cette expérience. Dans la performance, je tente d’explorer une forme d’hybridation ; c’est un devenir-machine.

Vanessa : Te rappelles-tu nos premiers échanges au sujet du programme Culture & Santé à l’Institut Bergonié, et le souhait de l’artiste Arnaud Théval d’inviter d’autres artistes à intervenir dans ce contexte ? Comment as-tu accueilli la possibilité d’une telle invitation ?

Violaine : Lorsque nous avons commencé à évoquer cette possibilité, je ne m’en sentais pas immédiatement capable. Les pièces que je viens d’évoquer datent de 2018, à ce moment j’étais dans une énergie très particulière, de survie en un sens, je ne savais pas vraiment de quel côté je me situais, celui de la maladie ou de la guérison. Les années qui ont suivi le cancer ont été pour moi presque plus douloureuses que les traitements eux-mêmes ; les conséquences de la maladie ont eu un fort impact sur mon existence. Pendant les traitements, toutes mes ressources personnelles étaient mobilisées, l’énergie que j’ai su déployer pour y faire face m’a surprise moi-même. La période qui a suivi a été très difficile, entre conscientisation des conséquences irrémédiables du traitement –notamment l’ablation de l’organe malade– et persistance du risque de récidive. Au moment de nos échanges en 2019, je ne me sentais pas encore capable de retourner vers le monde de l’hôpital. Mais deux ans après, en 2021, c’est moi qui t’ai contactée pour en parler de nouveau, avec l’idée qu’il serait intéressant de poursuivre la recherche artistique engagée.

Vanessa : Entre nos premiers échanges, le moment où tu es revenue vers moi et le démarrage de ta résidence de 3 jours et 3 nuits, une période assez longue s’est donc écoulée. Tu es venue en résidence en mai 2022 à l’Institut Bergonié. Peux-tu revenir sur l’expérience de cette résidence ? Qu’as-tu fait pendant ce séjour, qui as-tu rencontré ?

Violaine : Ton invitation à réinvestir mon expérience personnelle dans un autre lieu (j’avais été soignée en région parisienne), en tant qu’artiste, en l’ouvrant à d’autres expériences et à de nouvelles rencontres, a déplacé et modifié mon regard sur cette période très particulière. Mon point de vue n’est ni distant, ni «extérieur » : il est informé par ce que j’ai vécu, ce qui me place dans une positionparticulière. Je ne suis pas une artiste qui vient travailler « sur » ou «à propos de» quelque chose, mais qui vient confronter sa propre expérience à celle des autres.

Pour ces 3 jours et 3 nuits, j’étais intéressée par les différents discours qui gravitent autour du corps malade. Les discours médicaux peuvent être abrupts, par l’usage d’un vocabulaire technique qui exclut le patient de fait ; les médecins sont pris dans des problématiques de temps et d’efficacité ; cette contingence peut générer parfois une parole expéditive, « froide». La prise en charge psychologique permet d’accéder à une appréhension différente du corps et de la maladie. Enfin, le discours réflexif que chaque patient*e construit à sa manière, et qui est aussi nourri, positivement ou négativement, par l’entourage, constitue une autre strate.

Je souhaitais tenter de comprendre comment ces différents discours s’articulent, se superposent, se contredisent, explorer aussi leurs effets performatifs, la façon dont ils agissent sur les corps. J’avais prévu de réaliser un ensemble d’entretiens avec des soignant*es, des patient*es, des personnels de l’hôpital. J’ai suivi de près cette ligne-là, mais je ne m’attendais pas à être autant affectée par le contexte ; tous mes souvenirs ont ressurgi. J’ai senti qu’il fallait que je m’en tienne au protocole que je m’étais donné pour ne pas être dépassée par mes émotions. Dès le lendemain, la rencontre avec Laura Innocenti, responsable du programme Culture & santé, et Arnaud Théval, artiste associé au programme, a ouvert d’autres voies. Ton rôle a aussi été très important ; le dialogue que nous développons autour du travail, et la médiation avec la communauté hospitalière de l’Institut, m’ont aidée à comprendre la teneur et le contexte du projet. Le temps de réflexion post-résidence a permis au travail d’évoluer, de s’ouvrir, alors qu’il était auparavant polarisé entre ma propre expérience de la maladie et l’extériorité de ce lieu que je ne connaissais pas.

Vanessa : Un peu moins d’un an s’est déroulé entre la résidence et les ateliers avec les patientes. En t’accompagnant pour mettre en place ce processus de travail et en cherchant des personnes volontaires pour contribuer à ton projet artistique, j’ai réalisé qu’il est difficile de parler de l’expérience de la maladie, et délicat de prendre la parole dans un contexte qui n’est pas le cadre habituel proposé à l’hôpital par les professionnels formés à la réception de la parole des patients. Il était important que j’aille à la rencontre des personnes, que j’incarne ta proposition pour la rendre intelligible et proposer un cadre sécurisant. Maintenant que nous avons fait l’expérience de ces ateliers ensemble – 4 ateliers réunissant en tout 14 femmes se sont déroulés à l’Institut Bergonié les 29, 30 et 31 mars 2023–, je voulais revenir sur la manière dont tu les avais pensés en amont. Chaque atelier durait 3 heures environ. Comment avais-tu imaginé ces séances ? Qu’est-ce qui a été marquant pour toi durant ces temps d’échange avec les participantes ?

Violaine : Comme je le disais, les conversations avec Arnaud Théval et toi après la résidence, m’ont permis de faire évoluer le projet. Lors des 3 jours et 3 nuits, les entretiens avec les patient*es m’avaient beaucoup intéressée. J’ai souhaité poursuivre cette recherche, pour explorer les points communs et les différences entre nos expériences respectives.

Dans plusieurs de mes projets récents, je pars d’expériences éminemment personnelles pour les ouvrir sur des enjeux collectifs. O Child par exemple, a été élaboré à partir d’entretiens avec des personnes qui n’ont pas eu d’enfants ; Modular K porte sur l’expérience du premier confinement lors de la crise sanitaire (printemps 2019). Dans MblaHa, je questionne d’autres artistes-allié*es sur la notion de crise artistique.

Lors des ateliers, nous avons cherché à sentir en quoi la perception de la maladie est singulière pour chaque patient*e, mais aussi ce qui peut faire lien entre les différentes expériences – la teneur et la forme du discours médical, la maladresse voire la violence de certaines réactions dans les cercles amicaux et familiaux, le rapport à la « féminité», etc… Il s’agissait de politiser ce qui est vécu d’abord comme une expérience éminemment privée et intime. Le corps malade objectivé par le discours médical est un support de projection, d’angoisses et de peurs collectives. C’est aussi un catalyseur des inégalités de classe, de genre et d’origine géographique : en fonction de nos ressources (sociales, économiques, éducationnelles…), nous ne sommes pas égaux face aux soins, aux discours, aux conséquences de la maladie…

Cette articulation intime/politique a émergé d’elle-même, sans que je l’aie explicitement formulée auparavant. Il était important que la direction du projet découle des rencontres, et non d’un a priori. Afin de favoriser une parole authentique, affranchie des clichés (par exemple celui de la « rédemption» par la maladie), il fallait créer un état de détente et de confiance réciproque. Chaque atelier commençait par des échauffements vocaux. Ces exercices, basés sur le souffle, avaient pour visée de rendre possible l’ouverture, la disponibilité individuelle et collective. C’était aussi une manière de sensibiliser les participantes à cet aspect de ma recherche artistique. Nous étions toutes assises au sol, sur des tapis de yoga, configuration qui contribuait à installer une intimité propice à la parole.

Nos échanges commençaient par un mot-clé, une thématique : «annonce», «ablation», «cheveux », «machines », « sexualité»… Chacune d’entre nous était invitée à parler quelques minutes. L’écoute des autres était très stimulante. Dès le départ, j’avais informé les participantes que les ateliers seraient enregistrés à des fins de recherche (les paroles ne seraient pas utilisées directement). Mais le téléphone, que j’avais simplement posé au milieu du cercle que nous formions pour enregistrer nos échanges, a été vite oublié tant ceux-ci étaient intenses. Ce dispositif a permis, je crois, une grande liberté de parole, et une grande bienveillance entre les participantes. Âgées de 29 à 81 ans, elles provenaient de milieux sociaux assez divers. Certaines utilisaient l’expression « sœurs de sein» (beaucoup d’entre elles appartiennent à des associations de lutte contre le cancer du sein – l’un des plus répandus, touchant 1 femme sur 8 en France). Cette dimension sororale, due au fait que les groupes étaient constitués exclusivement de femmes, était très présente. Cette non-mixité n’a pas été recherchée ; malheureusement, aucun homme ne s’est inscrit. Ce constat montre la persistance des inhibitions qui frappent la parole masculine, dès lors que l’intime est en jeu. L’absence de personnes racisées, ou appartenant à la communauté LGBTQI+, révèle un autre type de blocages, liés à des situations minoritaires. Un travail de médiation mené sur le long terme permettrait certainement de dépasser ces difficultés, d’ouvrir ce type de projet à tous les publics.

À titre personnel, ces ateliers m’ont bouleversée. L’expérience du groupe de parole était nouvelle pour moi, je n’y avais pas eu accès lors de mon propre parcours médical. Même si ces sessions avaient une visée avant tout artistique (et non thérapeutique), leur dimension cathartique a été indéniable, ne serait-ce que par la mise en commun des récits.

Vanessa : Dans le projet que tu as envisagé, tu prévois de présenter une performance le vendredi 23 juin 2023 à l’Institut Bergonié. Lors des ateliers, tu évoquais avec les participantes l’idée de tisser des «alliances» entre vos récits. Tu reconnaissais aussi que le processus de création est un processus expérimental et que tu ne savais pas encore précisément comment tu aborderais l’écriture de la performance. Comment vois-tu les choses aujourd’hui ?

Violaine : Actuellement, je réécoute et retranscris les enregistrements qui nourriront la performance du 23 juin.

Elle durera une dizaine d’heures (entre le début et la fin du service hospitalier, de 7h du matin à 17h). S’y succéderont des moments de déambulation (couloirs, escaliers, cour…) dans l’hôpital, et des stations dans des points spécifiques (salle d’attente, chambre, hall d’accueil…), en présence ou non d’un public. La charge émotionnelle, sociale et narrative inhérente à ce lieu, que tout concourt habituellement à neutraliser (protocoles médicaux, architecture, aménagement, choix des couleurs, etc.) sera replacée par la performance dans les espaces communs de l’hôpital.

En latin, le mot cancer désigne un crabe. La performance mettra certainement en scène une sorte de prêtresse-guérisseuse dont la gestuelle et le costume seront inspirés de cet animal. La restitution chorégraphiée des récits agira comme un rituel cathartique : traverser de nouveau symboliquement le traumatisme, faire entendre les maux, extérioriser la douleur physique et psychologique… La maladie nous oblige à inventer de nouveaux récits personnels. Nous en sortons transformé*es à divers titres. Nous devons composer avec : un corps altéré, la mémoire du traumatisme, l’impact sur l’entourage et les réactions diverses (présence, absence, distance, soutien…). Se reconstruire, dépasser la peur, la colère, le chagrin, la perte, le ressentiment, est un travail long, qui peut prendre des années. Le cancer peut marginaliser à bien des égards –social, économique, psychologique, affectif : altérations corporelles, handicaps, difficultés d’accès au travail, aux prêts bancaires, perte de fertilité, difficultés familiales, séparations, dépressions…

Il permet aussi d’inventer de nouvelles alliances, de nouvelles trajectoires. À titre personnel, les lectures féministes et queer m’ont permis de penser mon corps autrement, au-delà des discours hétéronormés. La rencontre avec la pensée extraoccidentale de la maladie, en l’occurrence la tradition animiste vaudou au Bénin, m’a fait découvrir d’autres possibilités d’inclusion –sociale et spirituelle– des corps «hors-normes ».

Dans certains répertoires musicaux que j’ai eu la chance de rencontrer –pizzica du Salento (Italie du Sud), accompagnant les rituels du tarentisme (phénomènes de transe autour de la figure de la femme-araignée), chants de guérison dans certaines cérémonies vaudou…– , le chant est un acte social, il « soigne» la communauté à laquelle il est adressé. C’est un des aspects auxquels s’attache mon travail.

Crabe Chorus prolonge et déplace cette recherche sur un territoire mouvant, entre science et spiritualité, vrai et faux, histoire et mythologie.

Entretien mené par Vanessa Desclaux Projet proposé dans le cadre du programme Culture & Santé – Bergonié, relu par Christophe Hamery, mai 202