Entretien avec Alix Rampazzo à l’occasion du Salon de Montrouge publié dans la revue Inferno
Violaine Lochu vit et travaille à Montreuil. Jeune artiste protéiforme, elle est à la fois plasticienne, performeuse et musicienne. A l’issue d’une formation qui l’a conduite d’un cursus théorique à la faculté de Rennes aux Beaux-Arts de Cergy (dont elle est sortie diplômée en 2012), elle s’affirme depuis quelques années dans le champ de l’art contemporain, aux côtés de structures attentives aux artistes émergents, par exemple l’Espace Khiasma (Les Lilas), la Galerie (Noisy-Le-Sec), le 116 (Montreuil), le Générateur (Gentilly)… En 2016, elle fait partie des jeunes artistes sélectionnés au Salon de Montrouge.
Ma première question porte sur votre double pratique : la musique et les arts plastiques. Ces deux voies de recherche étaient-elles en lien à vos débuts ?
Pas vraiment. J’ai suivi un master 2 d’arts plastiques à Rennes, puis je suis entrée directement en quatrième année à l’Ecole Nationale Supérieure d’Art de Paris-Cergy. D’un autre côté, j’ai suivi une formation classique au conservatoire (piano, flûte traversière) jusqu’à 18 ans. Par la suite je me suis intéressée à la musique populaire, j‘ai effectué de nombreux voyages à travers la Roumanie, la Bulgarie, la Pologne, la Lituanie et l’Italie du sud, pour collecter des musiques, et pour en apprendre. L’art contemporain et la musique, ont été deux choses séparées pendant longtemps, depuis quelques années mon travail se situe à la lisière des deux domaines.
D’après ce que j’ai compris, dans la plupart de vos projets il y a d’abord une phase d’investigation, de collectage, où vous partez à la recherche de voix, de paroles, puis vous recomposez une pièce à partir de ce matériau « brut », pour en faire une performance… Est-ce que vous pourriez revenir sur votre processus de création ?
Je pars souvent d’une rencontre, qui peut avoir lieu aussi bien avec un anonyme croisé dans la rue, qu’avec une tradition musicale spécifique, un conte, un mythe … J’opère ensuite un croisement entre ce matériau, des éléments théoriques puisés chez divers auteurs (sociologie, linguistique, psychanalyse…), et mes propres recherches vocales.
Pour la performance Vestiges de Roncevaux par exemple, je suis partie de La Chanson de Roland, « monument » de la langue française. J’ai cherché à appliquer au texte des phénomènes liés habituellement à la géologie : sédimentation, érosion, etc., en m’inspirant de documents détaillant la formation d’une ruine transmis par mon amie archéologue Claudia Sciuto. J’ai traduit ces phénomènes dans une performance vocale, sous forme de chuchotements, chants interrompus, bruits… Je voulais donner à ré-entendre cette chanson de geste en lui donnant un nouveau relief, en réactiver la splendeur passée, dans un geste à la fois romantique et iconoclaste.
Dans Mémoire Palace —projet de résidence au centre contemporain de Montreuil le 116, à l’époque sous la direction de Marlène Rigler—je suis partie d’entretiens réalisés avec plus de 200 personnes dans divers lieux montreuillois : marchés, bibliothèques, centres sociaux, établissements scolaires, maisons de retraite, lieux culturels.. Lors de ces rencontres, je demandais aux personnes de me transmettre quelque chose qu’elles connaissaient par cœur (chant, poésie, prière, recette de cuisine, etc.). J’ai ensuite tout appris par cœur à mon tour en m’inspirant de l’ars memoriae, un moyen mnémotechnique pratiqué depuis l’antiquité, qui consiste à apprendre un discours en prenant appui sur des lieux connus, dans lesquels on vient spatialiser son souvenir. Cela a donné lieu à des pièces sonores et une performance qui font entendre un pan de la mémoire orale, collective et protéiforme d’une ville comme Montreuil aujourd’hui.
Vos performances me donnent souvent l’impression de quelque chose d’un peu barbare, au sens premier du terme, d’un babil, à certains moments presque inintelligible… Est-ce une façon de trahir le matériau de départ ? Et n’est-ce pas paradoxal pour quelqu’un qui travaille à partir de matériaux documentaires, d’entretiens…
Peut être devrais-je commencer par dire que je suis au départ dyslexique, ce qui implique une relation particulière au langage. Dans mon enfance, j’ai dû apprendreà parler lors de séances d’orthophonie. En somme, la langue, au départ,n’est pas « ma maison ». D’ailleurs je ne crois pas que l’entretien que nous sommes en train de réaliser soit la forme la plus juste pour comprendre mon travail… Puisque ce dernier naît de la difficulté à dire quelque chose, affirmer un propos, trouver ses mots.
C’est peut-être cette difficulté originelle qui m’a amené à développer Animal Mimesis. Animal Mimesis aborde la question de la parole d’artiste. Ce projet —qui comporte des pièces sonores, une vidéo, deux performances, des dessins-partitions— a été réalisé lors d’une résidence à la Box à Bourges (galerie de l’École Nationale Supérieure d’Art de Bourges). Me trouvant de nouveau dans une école d’art, dans une position intéressante en tant qu’artiste en résidence et non plus étudiante (donc à la fois dedans et dehors) je me suis questionnée sur ce qui s’y transmettait. On y apprend certes à développer une pensée, certains savoir-faire spécifiques, mais je crois qu’on y acquiert aussi (et peut-être surtout) un certain habitus qui nous permettra de circuler légitimement dans le monde de l’art. C’est un moment de formation où l’on se constitue plus ou moins consciemment un certain pactole symbolique qui nous permettra peut-être « d’en être » : références, jargon, manière de parler… Le monde de l’art a ses propres codes, comme n’importe quel milieu socio-professionnel. Lorsqu’on écoute de jeunes artistes parler de leur travail – et je n’y échappe pas- on ne peut qu’être frappé par la récurrence de certains termes, tournures de phrases, noms… Je crois que ce qu’on appelle la « parole d’artiste » associée par convention à une forme de singularité, est prise dans un régime de langage éminemment construit et collectif — qui peut être aussi une forme d’aliénation.
Cette approche est elle-même très marquée par la lecture d’ouvrages tels que Ce que parler veut dire, Questions de sociologie de Pierre Bourdieu, Le triple jeu de l’art contemporain de Nathalie Heinich mais aussi Retour à Reims de Didier Eribon ou La honte, La place, Les années, Retour à Yvetot d’Annie Ernaux…
Dario Fo a inventé un langage théâtral à part entière : le grommelot, à peine intelligible, qui reprend l’accent, le signifiant plutôt que le signifié… Son travail met en avant la corporéité de la voix, plutôt que le message, dans l’idée que la parole est l’arme des forts, des dominants, et le corps et l’accent l’arme des petits. Vous sentez-vous proche de ce type de démarche ?
Oui, complètement, même si son approche est celle d’un comédien… Le sujet est très proche, mais nous utilisons des registres très différents dans la manière de l’interpréter.
Dario Fo cherche à rétablir la communication, son jeu rend lisible l’inintelligibilité de la voix… Que proposeriez-vous, pour rétablir la communication ?
Au moment même où nous parlons, nous échangeons seulement 30% d’information « pure ». Les 70 % restants sont d’ordre métalinguistique, expressif, phatique…
Je crois que mon travail s’intéresse à tout ce qui se joue en creux. Lorsque j’écoute quelqu’un, au delà de son propos j’entends sa voix ; son timbre, son débit, sa hauteur… Chacun de ces éléments formels est déjà signifiant. Nous n’avons pas besoin de comprendre pour être atteint. Je chante depuis des années dans plusieurs langues étrangères (italien, roumain, bulgare, yiddish, hébreu…). Je parle certaines d’entre elles, n’en comprends pas un mot pour d’autres ; c’est leur musicalité qui m’attire. C’est ce dont Roland Barthes parle dans l’Empire des signes lorsqu’il relate la manière dont il aime se laisser bercer par la sonorité du japonais.
Vous semblez avoir un attachement particulier aux cultures orales, populaires et minoritaires, notamment dans votre pratique musicale. Vous avez par exemple joué dans un groupe de musique klezmer.
J’ai beaucoup voyagé pour mieux comprendre certaines cultures et certains répertoires musicaux. J’ai habité quelques mois à Lecce dans les Pouilles pour m’initier aux chants du sud de l’Italie auprès de Cinzia Minotti et étudier de plus près le tarentisme (une maladie contractée souvent par des femmes suite à la morsure d’une araignée, qu’on soignait grâce à la musique et à la danse). J’ai également beaucoup voyagé dans l’est de la Pologne. Je voulais voir de mes propres yeux les shtetl décrits par Isaac Bashevis Singer dans ses romans et nouvelles. J’ai développé des liens forts avec des structures comme le Théâtre Brama Grodzka de Lublin.
Je n’ai plus de groupe de musique klezmer depuis des années, mais je poursuis cette recherche autour de la musique traditionnelle avec le trio Animal K. constitué de Serge Teyssot-Gay (guitare), Marie-Suzanne de Loye (viole de gambe) et moi-même (voix, accordéon, objets). Nous tentons de décloisonner un répertoire de chants yiddish et judéo-espagnols par le biais de l’improvisation. Nous cherchons une forme musicale qui parviendrait à exprimer autrement leur contemporanéité.
Je voulais revenir sur le projet Chinese whispers, basé entre autres sur « l’écorchement » de la langue… Est-ce que vous pensezqu’il y a un potentiel créatif de l’erreur ?
L’improvisation est un endroit où il n’y pas d’erreur, comme dit Valérie Philippin – chanteuse et improvisatrice qui a été quelqu’un de très important dans ma formation -, on ne peut pas se tromper en improvisant. Ca peut être plus ou moins bien mais l’idée d’erreur n’existe pas. On n’est parfois jamais aussi « juste » qu’en improvisant! Beaucoup de mes pièces (Aoïde, Léthé, Fabula ) ont été créées à partir d’heures d’improvisation que j’ai ensuite réécoutées et re-composées. Donc d’une certaine manière l’ « accident » est l’un de mes moteurs de création.
C’est vrai que Chinese Whispers est un travail basé sur des « erreurs » de prononciation faites par des personnes non francophones à qui j’ai transmis oralement la comptine Un, deux, trois, nous irons aux bois. Reprenant le principe du jeu du téléphone arabe, chaque participant entendait et répétait, comme il pouvait, la version ultérieure, déjà déformée. Au fur et à mesure, la mélodie et les paroles se métamorphosaient. J’ai ensuite appris par cœur toutes ces versions.
Cette question du langage légitime ou non-légitime, m’amène à parler d’Animal Mimesis… Pourquoi avez-vous choisi de le montrer au Salon de Montrouge ?
J’ai choisi de présenter Animal Mimesisà Montrouge, d’une part parce que ce projet se prête au contexte de l’exposition (il comporte des vidéos, des dessins-partitions, des pièces sonores). D’autre part je trouvais que c’était un travail qui pouvait interroger plus ou moins directement le contexte institutionnel du Salon.
Dans votre dernière performance, L’office des présages, vous incarniez un personnage, celui de Madame V, qui était déjà présent dans votre performance précédente (intitulée justement Madame V.). Vous portiez un costume, un maquillage particuliers. Pourquoi avoir créé ce personnage et ne pas être venue « en Violaine Lochu », comme dans vos autres performances ?
Le personnage de Madame V. est né d’un contexte particulier. L’Espace Khiasma m’a invitée à créer une performance pour le festival Relectures qui portait sur les récits du futur. Confrontée à « l’angoisse de la page blanche », j’ai décidé de consulter une voyante afin qu’elle me prédise l’avenir de mon travail. Lors de cette rencontre j’ai eu l’impression que cette femme-médium était une sorte de miroir qui me renvoyait une image légèrement décalée de moi même. C’est de ce ressenti qu’est né mon double voyant, Madame V.
Le phénomène de la métamorphose m’intéresse profondément. Même lorsque je performe, comme vous dites « en Violaine Lochu », j’incarne plusieurs personnages. Par exemple dans Aoïde, j’ai cherché à exprimer vocalement la polymorphie des sirènes, à la fois séductrices, monstrueuses, maternelles, funèbres… J’aime beaucoup le mythe de Protée dans les Métamorphoses d’Ovide ; Protée ne cesse de changer de forme,devient tour à tour lion, phoque, serpent… Et c’est ce que je ressens souvent : j’ai l’impression d’incarner différents états. Madame V. pourrait être une sorte d’antenne, un personnage androïde qui réceptionnerait les ondes et les pensées des autres.
A propos de la performance L’office des présages, vous dites vouloir représenter la mancie. Cherchez-vous à mettre en exergue le simulacre qui y est à l’œuvre? Vous ne faites pas vraiment de présages, vous accédez plutôt à une forme plastique en représentant la voyance, autant par un personnage que par des actes.
Ce désir de connaître l’avenir accompagne l’être humain depuis toujours. J’ai eu envie de questionner le rapport que nous entretenons aujourd’hui avec notre futur. Lors de ma résidence au Générateur et à Anis Gras j’ai interrogé une centaine de personnes à Arcueil et Gentilly, cherchant à collecter leurs vœux, leurs souhaits, leurs prévisions, leurs rêves prémonitoires… A partir de ces entretiens, j’ai réalisé des pièces sonores que j’ai restituées ou diffusées lors de la performance L’office des présages. J’y interrogeais également la dimension narrative et performative que comporte l’acte divinatoire. J’ai inventé des mancies fictives en m’inspirant de mancies anciennes. Je réalisais des actions sur table filmées et rediffusées en direct sous la forme de projection.
Je voulais revenir sur les témoignages que vous avez repris. Cela parle beaucoup d’écologie, d’attentats, de maladie… Votre performance agit comme un thermomètre de l’état actuel de nos peurs, de l’état d’urgence notamment. Est-ce que vous avez eu cette intention ?
En menant cette recherche, je me suis rendue compte à quel point nombre de personnes sont très préoccupées par l’avenir, certaines croient même à une fin du monde imminente. Finalement la relation que nous entretenons au futur parle de notre rapport au présent. Le fantasme de l’apocalypse a toujours existé — c’est même devenu un genre littéraire. Selon les époques on imagine la fin du monde en fonction de ses croyances. Aujourd’hui, par exemple, on est persuadé que la fin du monde sera déclenchée par une catastrophe écologique ; ce qui est peut être vrai au demeurant. Mais ce qui m’intéresse c’est la manière que l’on a d’investir ce sujet pour y exprimer des angoisses existentielles profondément humaines.
À propos du rire que vous pouvez susciter, est-ce que c’est une prise de distance ? Est-ce une volonté de votre part de le déclencher à des moments précis ?
Mon travail suscite le rire à des endroits que je n’ai pas toujours pensés en ce sens. Je trouve toujours surprenante la manière dont une pièce peut être perçue et reçue différemment en fonction des contextes (lieux, publics…). Mes performances déclenchent souvent des émotions fortes (rire, pleur, dégoût, peur…). En cela je me distingue de tout un pan plus conceptuel de la performance (d’ailleurs ce mot , « performance », est un peu daté aujourd’hui, désignant tout et son contraire). Bien que je ne la travaille pas directement et exclusivement – à la manière de la génération de Gina Pane, Marina Abramovic, Michel Journiac… – la relation émotionnelle du public est quelque chose d’important pour moi.
Pourquoi le choix de Gentilly pour l’Office des présages? Est-ce la circonstance d’une résidence ou est-ce que vous avez un attachement particulier aux banlieues parisiennes ?
Le Générateur se trouvant à Gentilly, les financements nous venant en majeure partie de la commune et du quartier du Chaperon Vert (partagé avec Arcueil), la résidence a eu lieu à Gentilly. Le Générateur est un lieu important dans mon parcours. Anne Dreyfus et Amandine Banal ont été les premières à me soutenir à la sortie de l’école en me programmant en 2013 sur le festival Performances de mars aux côtés de figures reconnues, comme Charles Pennequin ou Catherine Froment… C’est un lieu qui permet l’émergence de jeunes artistes et de pratiques marginales, qui prend des risques. Leur plus grande qualité, au delà d’un rapport chaleureux et généreux au public, est une forme d’éthique de la création, qui permet aux artistes une totale liberté de recherche.
Je trouve que la banlieue, ou plutôt les banlieues (Vincennes n’a pas grand chose à voir avec Saint-Denis par exemple) sont des lieux intéressants et complexes, riches de multiples strates historiques, politiques, sociales, culturelles, linguistiques, architecturales… D’un autre côté j’ai toujours un peu peur de l’instrumentalisation de la« banlieue» à l’œuvre dans certains discours institutionnels…
Je voudrais parler un peu de ce que vous postez sur la web-radio R22. Quelle est votre relation à la littérature, et à toute cette la génération de poètes-performers à laquelle appartient Charles Pennequin par exemple ?
La R22 Tout-Monde est une webradio initiée par l’Espace Khiasma, constituée d’une douzaine d’antennes différentes (Bétonsalon, le 116, le Centre d’art de Beyruth, Le Générateur… Montrouge depuis quelques jours ! ) sur laquelle on peut écouter des créations sonores,des conférences, des restitutions de performances, des débats politiques et sociaux… La plupart de mes pièces sonores sont écoutables sur cette radio.
C’est vrai que mon approche de la langue fait que l’on peut assimiler mon travail à de la poésie sonore. Charles Pennequin, Serge Pey, Nathalie Quintane, Christophe Tarkossont des poètes que j’ai beaucoup écoutés et lus, mais aussi Bernard Heidieck, Henri Chopin, Kurt Schwitters, Isidore Isou…
Envisageriez-vous de publier un recueil de poèmes ?
Il existe déjà des objets éditoriaux qui rendent compte de mon travail, mais pas sous la forme traditionnelle du recueil. Chaque performance est écrite sous forme de dessin-partition, chaque projet se nourrit de documents visuels et de photos. Les éditions qui accompagnent – ou plutôt sous-tendent – mes performances donnent à voir cette recherche. Ces objets (livrets, journaux, affiches) ont été pensés et corréalisés avec le graphiste Christophe Hamery, avec qui je travaille depuis plusieurs années.