Bastien Gallet

Mues et enchevêtrement : le dojo performatif de Violaine Lochu

Le dojo est vide. Des évènements dont il a été le théâtre ne demeurent que les sons : coups, souffles, frottements, respirations, cris. Détachés de leurs sources, ils se transforment en musique concrète, une composition sonore autonome rythmée par les souffles et les chocs. Vous fermez les yeux. Vous écoutez. Peu à peu, des corps apparaissent sur les dalles du tatami. Ils se préparent aux combats qui auront bientôt lieu. Les mouvements qu’ils accomplissent ont la chorégraphie d’un rite ou d’une cérémonie. Vous rouvrez les yeux. Le dojo est toujours vide. Vous vous levez et gagnez la salle où le film est projeté. Dans la pénombre de l’image, vous reconnaissez le dojo. Le lieu et ce qui s’y déroulera sont fiction. Mais vous pressentez qu’elle ne tardera pas à s’engrener dans votre corps. Alors vous vous mettez en position et vous attendez.

Lentement, dans un bruissement de peaux froissés, des corps émergent de ce qui ressemble à des cocons d’argent. Ils étirent leurs membres, assouplissent leurs articulations, échauffent leur voix. L’image est fascinante. Ces corps ne sont pas des figures, encore moins des personnages, ce sont des imagos. Ils sortent de leur étui argenté parce qu’ils ont atteint le dernier stade de la métamorphose, ils sont adultes, pleinement individués. La scène n’est pas théâtrale, elle est performative. Ces corps ne représentent rien d’autre qu’eux-mêmes, ils sont ce qu’ils font. Il faut prendre la scène dans sa littéralité : celle d’une naissance. Pour performer, il faut naître. En l’occurrence muer. La naissance est ici une métamorphose, la dernière, celle qui accomplit le processus d’individuation. La biologie a une belle expression pour désigner ce moment : le « stade imaginal ». Au terme de son développement, l’insecte devient image, mais une image qui échappe à la logique de la représentation. Dire que l’individu est imago, c’est dire qu’en lui l’être et l’apparaître ne font qu’un, qu’il est tout entier ce qu’il semble. Le biologiste et zoologiste suisse Adolf Portmann parle à ce propos d’« autoprésentation » [1]. L’apparence de l’animal n’est pas déterminée pas une fonction, de défense ou de reproduction, elle est sa manière de se manifester dans le monde, de se rendre sensible, de s’autoprésenter. L’apparence animale n’est pas feintise ou déguisement, elle est l’être même en tant qu’il se donne à percevoir, c’est-à-dire en tant qu’il s’imagine. En lui, développement et imagination ne font qu’un.C’est ce que le mot « imaginal » veut dire : non pas produire des images mais devenir image. Quand,un peu plus tard, les performeuses traduiront vocalement lesQwansn [2]de la grue, du tigre, du singe et de la mante religieuse, elles n’imiteront pas l’animal, elles prendront son image.

Quatre femmes sont assises côte à côte sur un tatami : Anna Chirescu et Fanny Meteier sont karatékas, l’une chorégraphe, l’autre tubiste ; Isabelle Duthoit est vocaliste et praticienne de kenjutsu ; Violaine Lochu est chanteuse et performeuse, elle recueille des pratiques qu’elle hybride et transfigure. Elles se préparent. C’est un échauffement mais c’est aussi un rite. Elles croisent et décroisent leurs doigts, étirent leurs bras d’un côté de l’autre, posent une main sur un œil, sur l’autre, sur une oreille, sur l’autre, ploient leur bassin ; puis elles lèvent les bras en équerre, ouvrent grandes paumes et bouches ; langues et dents sont noires, leurs bouches sont des abîmes ; elles inspirent, expirent, l’air siffle et gronde le long des trachées ; elles grimacent mais ne font rien d’autre qu’activer leur mâchoire, relâcher les tensions. En s’exerçant, elles se montrent, prennent possession de l’espace, déplient leurs puissances corporelles : poings, bouches, têtes, pieds, genoux, coudes ; chaque membre est un mouvement et une action potentiels : frapper, esquiver, saisir, encaisser, crier. Le rite est pour elle et pour nous, échauffement des corps et déploiement des forces, exercice et expression, préparation à ce qui vient et image à déplier. Les gestes empruntent autant aux arts vocaux que martiaux.  On relâche, on étire, on concentre, on pratique : une même discipline est à l’œuvre, un même rapport à la transmission (où le disciple est le dépositaire du savoir du maître) et au sacré. Le dojo a la forme carrée du cloître cistercien. En en faisant le tour à la fin de cette étrange cérémonie, les quatre performeuses refont le parcours rituel des couventines : elles clôturent l’espace, concentrent leur soi et s’ouvrent à une transcendance possible. L’ohaguro, pratique japonaise ancienne de noircissement des dents à la limaille de fer, marque de distinction sociale, est ici attribut corporel parfaitement intégré, signe d’une individuation hybride où la bouche est plus que l’organe de la parole et de l’ingestion, où le mot articulé est action et le cri projectile. Les couventines sont aussi des gorgones. Les deux imagos ne se contredisent pas, ils sont les moments d’un processus où l’on apprend à devenir autre.

L’objet est composite. Il est la chrysalide d’argent d’où émerge le corps-imago. Il est un tapis que l’on roule au bord du tatami afin de libérer l’espace pour les exercices à venir. Il sera à la fin une cape dont le corps se revêtira, dévoilant son autre face. La première, obvie, est faite d’aluminium, aux froissements sonores. L’autre, obtuse, est une partition brodée sur un tissu de couleur : anis, rose, vert menthe, mauve. L’objet est doublement composite : il a deux faces et il est plusieurs choses, chaque nouvel usage redessinant ses contours sensibles. Il se fait ainsi successivement peau (ou coquille), meuble, vêtement et support épigraphique. Chacune de ces choses correspond à un état ou à un régime d’action du corps : la naissance (la mue), l’exercice (la présentation de soi), le combat (la connaissance), le déchiffrement des signes (l’interprétation) – l’esprit est une modalité corporelle. On nait, on s’exerce, on lutte, on interprète. L’histoire d’une vie, de toute vie peut-être. Après s’être préparés et présentés, les corps interagissent. Ils s’opposent de presque toutes les manières possibles : une contre une, une contre deux, deux contre deux. On combat et en combattant on se relie : on observe, on évalue, on anticipe, on discerne des traits, on repère des caractères, bref on apprend à connaître. On passe de l’autoprésentation à la relation, de l’échauffement (qui est prière, concentration du soi) à l’autodéfense (moment de la confrontation à l’autre). Mais le combat est aussi un jeu, avec ses arbitres et ses règles, où l’on frappe, contre, pare et esquive avec la voix, où les arbitres attribuent des points dont ils ornent ensuite le visage des combattantes, où l’on expose ses victoiressur sa peau. La bouche est ici l’organe principal de la lutte. Une politique des voix où seul compterait leur impact physique. On sait l’importance du cri dans les arts martiaux : le « kiai » japonais est un acte du corps entier. S’il est correctement articulé, l’énergie qu’il déploie a la puissance d’un coup porté. Dans un des combats proposés, une femme pare les cris de deux autres avec ses avant-bras comme si la voix frappait effectivement son corps.Dans les années 1970, des groupes féministes au Québec et en Autriche ont développé des méthodes d’autodéfensequi s’inspiraient des techniques des arts martiaux : le Fem Do Chi, le Wendo, le SeitoBoei. Le cri y jouait un rôle important : entraînée, la voix est une arme.[3]

L’espace est celui d’un dojo. Qu’on soit dans un temple bouddhiste ou un club d’arts martiaux, le dojo est le lieu où la transmission s’opère, où le « dō », la voie, à la fois s’étudie et se dessine. On la cherche en soi et par soi mais pour la trouver il faut un espace qui soit, dans le monde, un autre monde possible. Pratiqué, le dojo cesse d’être un espace seulement physique : il devient l’espace virtuel (imaginal) où la voie peut apparaître, prendre forme, être suivie. Mais cet espace est fragile, toujours à refaire, car il n’est que par les corps qui l’activent et l’implémentent, le jeu incessant de leurs mouvements et de leurs pensées. Le dojo est le produit de cette chorégraphie réelle-idéelle. Si on la dessine, l’espace devient partition, et l’on peut faire de celle-ci un vêtement que l’on porte et que l’on joue. C’est un enchevêtrement. Faire un dojo, c’est réaliser cet enchevêtrement : superposer le physique et l’imaginal, la pensée et le mouvement, la voix et sa partition, la notation et le vêtement, etc. Et tirer des fils qui relient ces plans, assure leur correspondance, fasse advenir la co-présence du visible et de l’invisible. Un travail sans fin. Le dojo de Violaine Lochu a un trait singulier : il change. Les performeuses évoluent sur un tatami de dalles vertes qu’elles retournent progressivement, deux par deux. Renversées, elles deviennent roses. Le combat qui les oppose les unes aux autres oppose aussi le dojo à lui-même, une couleur contre l’autre, un son contre l’autre. L’espace est divisé, agonistique, objet d’une guerre dont on ignore l’issue.

Cette guerre non déclarée, d’autant plus brutale qu’elle ne s’énonce jamais comme telle, a connu une multitude de terrains et mis aux prises une grande variété d’États et de populations. La guerre entre celles et ceux qui exercent une violence légitime ou qui ont le droit de se défendre et celles et ceux pour qui la défense est une question de vie ou de mort. Elsa Dorlin a fait dans un livre essentiel [4] la généalogie de cette pratique multiple de l’autodéfense, où il s’agit, comme elle l’écrit, de « partir du muscle plutôt que de la loi », non seulement parce que la violence des pouvoirs s’exerce directement sur le détail des corps, où ce que l’on entend gouverner est « l’influx nerveux, la contraction musculaire, la tension du corps kinésique, la décharge des fluides hormonaux », mais aussi parce que celles et ceux qui voudraient se défendre n’en ont pas le droit. L’autodéfense doit partir du muscle parce qu’elle est illégitime, parce que sa seule manière de s’exercer, c’est-à-dire de résister à la violence légitime, est de le contracter et de rendre les coups, autrement dit de politiser les corps.

En 1909, le Womens’s Social and Political Union (WSPU), mouvement qui regroupe celles qu’on appelle déjà les « suffragistes », invite William Garrud à faire une démonstration de ju-jitsu, un art martial japonais millénaire introduit en Angleterre par un certain Edward Barton-Wright dans les années 1890. William et sa femme, Edith, ont repris l’année précédente le dojo deSadakazuUyenishi, un des maîtres qu’Edward avait fait venir du Japon. Le jour venu, c’est Edith Garrud qui se présente. Le succès est tel qu’elle ouvrira quelques mois plus tard, à Londres, le Suffragettes Self-Defense Club. Pour elle, l’autodéfense est bien plus qu’un ensemble de techniques martiales, c’est une véritable forme de vie, un « art total » qui transforme les corps des suffragistes anglaises et bouleverse leur rapport au monde.Comme elle l’écrit en 1910 dans le journal féministe Votes for Women : « Dans cet art, tous [et toutes] sont égaux, petits et grands, lourds et légers, forts et faibles ; c’est la science et l’agilité qui remportent la victoire. N’est-ce pas une prévision du futur ! » [5] La pratique de l’autodéfense, en mettant les corps à égalité, réalise au niveau des interactions physiques quotidiennes ce qui mettra des années à se transformer en droits.

En 1908, les suffragistes ont développé un jeu de plateau, Suffragetto, opposant, dans les rues de Londres, féministes (en vert) et policiers (en bleu). L’objectif est l’occupation de l’espace (tout entier de couleur rose) : en l’occurrence, pour les pions verts, après avoir brisé les lignes policières, la Chambre des communes. Le dojo de Violaine Lochu est une traduction dans l’espace performatif du plateau de Suffragetto – les dalles sont cases ou régions ; l’installation des sons projetés, depuis les quatre coins qu’occupent les haut-parleurs, donne à entendre les quatre pions de la partie en train de se jouer. De la même manière, les bouches noires des combattantes traduisent en sons les mouvements de trois katas de karaté – Bassai Dai, Yannidan et Tekki Shodan– que Fanny Meteier a transmis à Violaine Lochu. Les partitions brodées sur l’envers des capes reposent sur un système de notation qui transcrit avec une étonnante précision le geste et l’emplacement du membre qui l’effectue (jambes/bras gauche/bras droit/directions du buste et de la tête). Elles donnent à voir ce qui est entendu tout en manifestant l’espace virtuel où le mouvement devient voix et où la voix devient coup. Traduire veut dire ici incarner et hybrider : incorporer les techniques de défense et d’attaque en se dotant d’un nouvel organe et se fabriquer un objet composite qui à la fois protège et élève, cape et coquille, vaisseau et tapis. Dojo est un dispositif de traduction et d’hybridation dont il serait vain de vouloir faire le tour tant il est enchevêtré.Sa principale vertu est d’être performatif et transpositeur : il suffit d’y glisser un doigt, un nez ou une oreille pour que le processus s’enclenche ; de contraction musculaire et d’hybridation vocale ; de mue partielle et de danses subites ; d’un mouvement qui part d’un corps et finira bien par emporter le monde.

[1] Adolf Portmann (1897-1982), La forme animale, trad. de Georges Rémy, Éditions deLa Bibliothèque, 2013 (1948).

[2] Les Qwans sont l’équivalent des Katas pour le Qwan Ki Do, un art martial créé en France à partir de techniques empruntées aux arts martiaux chinois et vietnamien. Chaque Qwan est lié à une figure animale dont il est censé incarner l’esprit et le style de comportement.

[3] Voir Anne-Charlotte Millepied, « L’autodéfense féministe : entre travail sur soi et transformation collective », Nouvelles Questions Féministes, 2017/2.

[4] Elsa Dorlin, Se défendre : Une philosophie de la violence, Zones, 2017.

[5] « In this art, all are equal, little or big, heavy or light, strong or weak; it is science and agility that win the victory. Is not a forecast of the future! », The World We LiveIn: Self Defense, dans Votes for Women, 4 mars 1910.