Claire Gillie

Entretien avec Claire Gillie, publié dans Voix/psychanalyse 2016, à bas bruit, la voix, Sollipsy, 2016

T(h)race ou le devenir femme du langage

Nous donnons dans les pages qui suivent la retranscription du dialogue final qui a animé la fin du colloque à l’issue de la performance T(h)race donnée par Violaine Lochu.

Claire Gillie : Violaine Lochu, que pourriez-vous nous dire de votre version de ce à bas bruit la langue, à bas bruit la trace qui fait mémoire, mais aussi à haute voix le souffle et la voix qui donnent corps à l’appel.

Violaine Lochu : Ma parole est dans mon travail qui est le lieu où je m’exprime en tant qu’artiste. Je dirais que mon travail s’intéresse aux dessous de la langue, dans ce qui se joue « à bas bruit ». Par exemple, au moment même où nous parlons, nous échangeons seulement 30% d’information « pure ». Les 70 % restants sont ce que Jakobson appelle d’ordre métalinguistique, expressif, phatique… Ces multiples dimensions s’expriment dans les propos mais également dans la forme même de la parole : la voix.

Dans mes performances je m’intéresse à l’ensemble des dimensions linguistiques, j’essaie d’explorer le spectre vocal dans sa globalité, donnant ainsi à entendre ce que nous n’entendons pas, ou plutôt, comme vous le dites ce qui se joue « à bas bruit ».

Les sciences humaines – sociologie, linguistique, ethnomusicologie, psychologie – sont pour moi des sources d’inspiration importantes car elles s’intéressent, chacune à leur façon, à ce qui se joue en dessous de la langue. En ce qui concerne la performance que vous venez de voir c’est la lecture de l’ouvrage Ce sexe qui n’en est pas un de la linguiste et psychanalyste féministe Luce Irigaray qui m’a donné envie de réaliser cette performance.

Luce Irigaray décèle dans la langue quotidienne les marques d’une domination masculine. Se basant sur ce qu’elle détecte comme spécificités physiques et psychologiques de la femme, elle propose l’invention d’une langue non phallocratique. J’ai relevé dans ses différents articles ce que j’ai ressenti comme des protocoles à activer : un langage tactile, agendré, cyclique, simultané, multiple, infini… Je me suis alors demandé qui aurait pu parler une telle langue ? J’ai rapidement pensé aux Amazones ; un peuple matriarche ayant réellement existé – femmes guerrières Sarmates ayant vécu au IIIème siècle avant JC – mais aussi un peuple mythologique décrit par les grecs. Hérodote est le premier à rapporter leur parole par écrits dans Histoires (Ve siècle avant JC). J’ai alors appliqué ce que j’avais relevé comme protocoles linguistiques chez Luce Irigaray sur la parole des Amazones rapportée par l’historien grec.

Claire Gillie : Vous nous donnez à entendre des fragments que vous recousez, d’une langue à l’autre, d’un peuple à l’autre… Les fragments, les motifs, Freud y tenait beaucoup… Sans doute les analystes sont-ils des grands couturiers devant Freud, ou devant l’Eternel, préoccupés par les coupures, les déchirures, les pièces manquantes… Comment allez-vous les piocher ces fragments ? Y a-t-il une recherche volontaire à aller les déterrer ? Ou bien ce sont eux qui s’imposent à vous ?

Violaine Lochu : En effet ma pratique s’articule autour de l’agencement et d’association de multiples fragments qui sont soigneusement choisis en fonction de ma recherche. Dans cette performance par exemple, Luce Irigaray et Hérodote n’ont pas été mes seules sources d’inspiration. Je suis également allée voir du côté d’autres langues – comme le japonais où la question du genre, de l’appartenance, de la linéarité d’une phrase se joue autrement. Les Amazones ayant vécu en Thrace, correspondant actuellement à une région de la péninsule balkanique (partagée entre la Bulgarie, la Grèce et la Turquie), je me suis également inspirée des sonorités des chants bulgares pour mettre en musique, mettre en bouche, les quelques mots qui nous restent de la langue supposée des amazones – le thrace – retrouvés gravés en caractère grecs sur une bague. Le chant inuit, le katajjaq, entonné exclusivement par des femmes, m’a aussi beaucoup intéressée, mais également vos articles portant sur la question du genre dans la voix : La voix unisexe ; un fantasme social d’une inquiétante étrangeté et Les voix blanches du continent noir ; un diabolus in voce chez la femme.

Claire Gillie : Seriez-vous une artiste plasticienne de votre voix, dans ce sens que vous sculptez votre corps, votre geste vocal, à la fois en vous effaçant à bas bruit, mais aussi en donnant corps à une voix sans doute « insue » chez chacun de nous, que nous ignorons… et qui s’ignore…

Violaine Lochu : Pour répondre à votre question peut être devrais-je rappeler brièvement mon parcours. J’ai suivi un master 2 d’arts plastiques à Rennes, puis je suis entrée directement en quatrième année à l’École Nationale Supérieure d’Art de Paris-Cergy. D’un autre côté, j’ai suivi une formation classique au conservatoire (piano, flûte traversière) jusqu’à 18 ans. Par la suite je me suis intéressée à la musique populaire, j’ai effectué de nombreux voyages à travers la Roumanie, la Bulgarie, la Pologne, la Lituanie et l’Italie du sud, pour collecter des musiques, et pour me laisser enseigner par elles. L’art contemporain et la musique, ont été deux choses séparées pendant longtemps, et depuis quelques années mon travail se situe à la lisière des deux domaines.

Par conséquent j’ai un rapport plastique à ma voix, comme un peintre j’en recherche la couleur, la matière, la structure. Par ailleurs j’ai une pensée visuelle du son, je réalise des partitions qui ont une dimension plastique importante.

Je ne sais pas si je m’efface lorsque je performe, mais en tous cas je me mets totalement au service d’un propos et me laisse traverser par un flux. Mes performances déclenchent souvent des émotions fortes (rire, pleur, dégoût, peur…). Cela est le signe d’une connexion avec le public, sans doute d’une projection de sa part dans ce que je présente ; peut être peut-il y entendre l’écho de sa propre voix.

Claire Gillie : Je voudrais lire votre argument que vous m’avez envoyé au moment de la conception de ce colloque.

« Dans Ce sexe qui n’en est pas un, la linguiste féministe Luce Irigaray décèle dans la langue quotidienne les marques d’une domination masculine qui se joue en de nombreuses occurrences à bas bruit. Elle y revendique la possibilité d’une langue et d’une pensée « autres », ce qui peut apparaître comme une langue inventée. Partant de cette proposition, la performeuse Violaine Lochu réinvente la parole de la communauté semi-mythique des Amazones décrite par Hérodote dans Histoires (Ve siècle avant J. C). Pour cela, l’artiste applique des protocoles spécifiques à des fragments linguistiques a priori disparates (chants traditionnels ukrainiens et inuits, structure grammaticale japonaise, inscriptions thraces…). La voix, cherchant des trajectoires au sens propre inouïes – tactiles, plurielles, circulaires… – y explore, à la suite de Luce Irigaray, la possibilité d’un « devenir-femme » du langage »

 Alors ce « devenir-femme » du langage, que vous suivez à la trace … que vous précédez peut-être à la trace … au cas où nous n’ayons pas su l’entendre, que pourriez-vous nous en dire …

Violaine Lochu : Je pense que la performance que je vous ai présentée en parle beaucoup mieux que ce que ma parole peut s’aventurer ici à en donner trace.